ARTICLE DE LIBERATION / MAI 2007

Midi sonne à la cloche de l'église de Coulommes, 396 habitants. Malgré le soleil et les vacances de Pâques, la place du village est déserte, comme les quelques rues qui l'entourent. Il faut frapper aux portes pour rencontrer les habitants, les informer de l'objet de notre visite. Et, de porte en porte, recueillir la même réaction, souvent les mêmes mots. «Gouardo, c'est celui qui faisait des enfants à sa fille. Bien sûr qu'on savait. Tout le monde savait.» 
Sur le perron de sa maison en pierre, cette dame explique que ce n'était tout de même pas à elle d' «intervenir pour empêcher le père de coucher avec sa fille. Moi je pense qu'il faut rester chacun chez soi», ajoute-t-elle. Le maire de Coulommes, Prudent Delagarde, dit lui que les Gouardo avaient «sûrement des choses à se reprocher». Mais «moi, j'ai bien fait attention à ne jamais me mêler des histoires de ces gens-là» , répète-t-il Une autre dame, plus gênée, évoque, dans l'embrasement de sa fenêtre, «une défaillance des services sociaux, rapport à toutes ces grossesses engendrées par son papa». Une voisine décrit un homme «violent», qui injuriait sa famille «à longueur de journée». «Il ne s'en cachait pas d'être le père des enfants de sa fille. Il s'en vantait même, dit un voisin. Mais que vouliez-vous qu'on fasse, c'était à elle de réagir», lance-t-il sans ciller.
«Personne n'a cherché à savoir» 
Elle, c'est Lydia Gouardo, 44 ans aujourd'hui, 8 ans à l'époque des premiers viols paternels. Elle habite à quelques mètres de la place où se dressent l'église et la mairie, une ancienne ferme en longueur. Elle a de grands yeux bleus, des épaules larges, un visage doux. Elle propose un café. Puis s'assied et raconte vingt-huit années de viols, tortures, coups, brûlures infligés quotidiennement par son père, Raymond Gouardo, jusqu'à ce qu'il meure d'un arrêt cardiaque, en novembre 1999. Vingt-huit années pendant lesquelles ni l'Education nationale (Lydia est retirée de l'école par son père à l'âge de 7 ans), ni le service d'aide sociale à l'enfance de Meaux (qui pourtant la suit de ses 10 à 18 ans), ni les gendarmes de la brigade voisine (plusieurs fois alertés), ni les nombreux médecins qui soignent ses brûlures ne viennent à son secours. Vingt-huit années pendant lesquelles naissent six enfants, six garçons aujourd'hui âgés de 13 à 24 ans. «Quand, à la maternité, on me demandait qui était le père, je répondais la vérité,"le père, c'est mon père" , dit Lydia. Personne n'a cherché à en savoir plus. Mon père assistait à tous mes accouchements, et cela ne semblait pas poser de problème.» 
Ces vingt-huit années de calvaire, la justice vient enfin de partiellement les reconnaître, en condamnant la belle-mère de Lydia pour non-empêchement de crime. Le 12 mars, le tribunal correctionnel de Meaux a prononcé une peine de trois mois de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende à l'encontre de Lucienne Ulpat, 67 ans. Ce jugement ne porte que sur la période allant du 10 août 1998 au 19 novembre 1999, les faits antérieurs étant prescrits. La plainte d'une amie de Lydia, également violée par Gouardo, ainsi que celle d'un des fils de Lydia qui se plaint d'agressions sexuelles infligées par Lucienne Ulpat ont été rejetées. Le parquet de Meaux a décidé de faire appel de l'ensemble de la décision.
Assis à côté de Lydia, Sylvain Skirlo, son compagnon, le père de ses deux derniers enfants, soupire : «Ce n'est pas seulement la belle-mère qu'il faut condamner, mais tous ceux qui étaient censés protéger Lydia, les services sociaux, les médecins, les gendarmes.» Depuis leur rencontre en 2000, lors de l'une des premières «sorties libres» de Lydia, Sylvain a aidé sa compagne à entreprendre des démarches judiciaires, à réaliser que ce qu'elle avait vécu n'était «pas acceptable». «Quand j'étais jeune, j'ai fait de nombreuses fugues, dit Lydia. J'ai été placée temporairement dans des foyers mais, à chaque fois, les éducateurs m'ont ramenée à la maison. Du coup, c'est devenu compliqué pour moi de demander de l'aide. De savoir ce qui était normal ou pas. Je ne suis pas allée à l'école. Je n'ai jamais rien connu d'autre que cette vie avec mon père.» 
«Lydia était suivie» 
Le 12 février, lors du procès contre Lucienne Ulpat, le tribunal correctionnel de Meaux a décrété le huis clos sans qu'il ait été réclamé, et malgré l'opposition insistante de la partie civile. Seul journaliste alors présent, Bruce de Saint-Sernin, de l'hebdomadaire local la Marne, s'est insurgé contre cette «énième chape de plomb». Puis a décidé d'alerter lui-même certains de ses confrères. Il fallait «s'attaquer au silence», dit-il. D'après Bruce de Saint-Sernin, il faut chercher les causes de ce «silence» dans la personnalité de Raymond Gouardo. «Il a tellement harcelé la justice et les notables de Meaux que personne n'a jamais voulu se confronter à lui directement.» D'après Christine Balducci-Guérin, l'avocate de Lydia, «Gouardo faisait peur. On dit qu'il chassait les gendarmes et les services sociaux à coup de fusil». Martine Nisse, la psychothérapeute spécialiste des violences sexuelles qui suit Lydia depuis 2001, avance elle l'hypothèse d'une «sidération générale» : «Parfois, quand les affaires sont tellement énormes, les intervenants, sociaux ou autres, n'arrivent plus à penser. Plus c'est horrible, moins c'est crédible.» Pour la directrice actuelle de l'ADSEA (Association départementale pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte) de Meaux, qui reconnaît que «Lydia Gouardo était en effet suivie», ces vingt-huit années de supplice et de silence sont tout simplement «inexplicables», puisque «le dossier a été détruit». 
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